Un très beau texte, subtil et intime, sur le vide.
…” Maintenant je veux dépasser l’art, dépasser la sensibilité, dépasser la vie, je veux rejoindre le vide “ … Yves Klein
Saisir un sens, une histoire, une voie.
Penser l’existence dans le mouvement, dans l’entre-deux,
Prendre l’intervalle, l’interstice, et le raconter.
Quitter le plein et se tenir pour occuper le vide.
Ecrire, rechercher l’équilibre du texte, et le sien propre.
Déplier les phrases, les unes après les autres,
Courir en jetant des mots au devant,
Souffrir du manque comme de la plénitude, de l’absence comme du trop-plein,
Laisser venir le souffle du papier.
Laisser s’écouler le flot des mots qui s’assemblent.
Savoir traverser, funambule,
comme un danseur de corde avance sa jambe libre au-devant du fil.
Toute vie est funambule.
Ne plus penser, ne pas penser du tout !
Ralentir infiniment sans jamais s’arrêter vraiment,
Ni aimanté ni aspiré.
Respirer.
Respirer comme un être vivant compose entre plein et vide.
Eloigner la peur, la contourner.
Se tenir ferme dans le vertige du déséquilibre.
S’accrocher au texte, se ressaisir.
Accepter l’instant d’hésitation, refaire le geste.
Tester, tenter un autre souffle.
Jouer avec une autre idée.
Forcer et forger le style du passage.
Dans la grâce du mouvement, la légèreté, le détachement.
Sentir le grain du rocher dans sa masse la plus profonde, au coeur des terres traversées.
Audace de cet entre-deux qui se reproduit, sans arrêt.
Et fabrique un cheminement, une histoire.
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1 . Corbières
L’insouciance , la légèreté sont des façons de faire pour ne pas être aspiré, emporté.
Et, à l’inverse, l’extrême concentration comble la matière absente.
Tout autre et sournoise est l’idée d’un arrière-plan, implicite. Comme si l’on voulait croire que l’espace vide n’est pas, toujours croire à un ailleurs.
Le vide est suspension.
Contraction des contraires. Centre et infini. Tout sauf rien.
Le vide excède la vie.
Il y a une exaltation à cottoyer le vide, exaltation doublée d’ insouciance.
Adolescent, je me souviens avoir couru au bord de la falaise, au couchant, à Peyrepertuse, le long de la crête au-dessus du château. Plus je courrais, plus le sol se dérobait, devenait léger. Cela semblait ne plus devoir s’arrêter.
Lorsque je vis la faille, la fracture du rocher en travers de ma course, j’étais déjà en lévitation, littéralement “hors-sol”.
Ce saut, cette impulsion que j’avais donné, me firent un instant suspension : pensée vide au-dessus du vide.
Instantané du temps. Absence infinie. Plénitude.
Je me retrouvais sur l’autre rive, au bord de la crevasse de calcaire.
Je repris le trajet d’un pas lent, en respirant à plein poumon l’odeur des buis.
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2 . Twins
Le vide est une matière. Corps léger. Nébuleux.
La montagne compose avec le nuage, le minéral avec l’eau, la masse dense avec la matière fluide.
On ne grimperait pas sans ce “gaz”, ce volume aérien qui se fait sculpteur du plein.
Les brouillards et les nuées accompagnent le grimpeur, les mers de nuages le baignent.
Sans cesse on apprivoise le vide et on compose avec lui. C’est ce qui donne force et légèreté à mesure que l’on progresse.
L’escalade s’appuie sur le vide comme sur une matière, qui permet de se faufiler, de faire corps.
Pas de grimpe sans cette présence, à la fois concentration absolue et oubli de soi.
Le vide autorise à exister.
Le plus petit grain de matière, le plus petit point, compose avec le vide, le remplit dans son infinité; et dans ce lien étroit de dépendance, sublime son existence.
Je me rappelle avoir marché sur le toit des Twins et avoir pensé à Philippe Petit disant .. ”c’est l’esprit qui tire le corps par la manche, pas l’inverse” ..,
J’avais bien observé cette proximité , cette tension qui liait les deux tours: au plus court le vide d’air dans la diagonale entre les angles devait avoir quarante mètres.
Entre les deux volumes, deux facettes occupaient les angles en vis-à-vis et se pliaient en oblique à 45 degrés pour former garde-corps.
Cette disposition était apaisante; elle participait à l’élégance des tours, émoussant leurs angles, magnifiant la pureté de leurs silhouettes.
Je me sentais plus calme, alors qu’un instant auparavant, dans la salle d’arrivée du dernier niveau, il m’avait fallu un effort immense pour m’approcher des baies vitrées toute hauteur et forcer mon regard à survoler Manhattan..
Philippe Petit, lui, avait marché sur un câble entre les deux tours; non seulement il avait trouvé la force intérieure de traverser cet intervalle en plein ciel, mais il était resté sur ce câble pendant trois heures, parcourant plus de trente fois la distance !..
La perfection géométrique de la double silhouette des tours continue à imprimer ma rétine aujourd’hui comme l’image du point cheminant dans le ciel, la poésie de son geste.
Et le vide, tout à coup, n’est plus cette abstraction impensable, mais le lieu d’une existence insensée, complète et absolue.
En bas, tous au comble de l’émotion ..
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3 . Otin
L’idée insoutenable du vide, c’est la disparition.
L’obsession du vide éloigne du réel, installe la peur irraisonnée.
Cette descente chaotique du barranco de Otin me vaccinerait peut-être, pensais-je .. Nous étions partis de Bordeaux avec l’ami Franck, chacun comptant sur l’autre en imaginant qu’il avait assez d’expérience pour mener à bien cette course. Bivouac royal dans une grange abandonnée, puis dans la fraîcheur de ce matin d’octobre, descente vers le canyon. Nous manquions de matériel. Franck qui m’avait laissé prendre le premier rappel de 45 mètres dans le vide,où, trop chargé par le poids du sac, j’avais pendulé et basculé à l’horizontale, me hurla qu’il ne pouvait me suivre: la corde était cisaillée à moitié ! ..
Je me retrouvais seul en pleine paroi. Nous n’avions plus aperçu âme qui vive depuis la veille à Rodellar, mis à part quelques vautours; le Mascun était désert dans une sierra magnifique de silence ..
Nous ne sortîmes de ce fiasco qu’avec l’aide d’une cordée espagnole, aussi providentielle qu’improbable, qui apparût miraculeusement et nous proposa de les suivre jusqu’au pied de la paroi sur leur corde ! ..
Arrivés en bas, je laissais parler ma colère : c’était sûr, je ne me retrouverais plus jamais dans une de ces situations absurdes ! ..
Mais je ne pouvais réaliser alors combien je perdrai en cédant, en pliant, par la suite, à la peur rétrospective ..
La période qui s’ouvrit, agrémentée de vrais motifs anxiogènes comme la disparition soudaine de mon père dans un accident de la route, me fit connaître de non-moins vraies complications avec la montagne .. et avec l’idée du vide ! .. J’avais vécu cette journée comme un accident, sans conséquence physique certes, j’étais indemne apparemment, mais dans une perte de contrôle que je vivais désormais comme une chute, sans le savoir, insidieusement, comme une chute intérieure ..
Il n’y a pas grand intérêt à se remémorer par le menu le détail des désordres que je connus alors, mais qui s’exprimèrent parfois jusqu’à des paniques survenant sur de simples pentes d’herbes.. Cet état dura bien trop longtemps ..
Je repris l’escalade après quinze ans d’arrêt, grâce à de vraies amitiés.. Quinze ans d’oubli.
Le vertige est d’abord intérieur, l’idée du vide, une absence à soi-même.
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4 . Ground Zero
Tout se passe comme si le vide n’était pas vide.
Considérez l’absence de tout objet : le vide est impossible à penser ! …
–car l’espace qui le contiendrait, il faut bien qu’il soit, lui !..–
Image obsédante de l’absence, représentation d’un effondrement ..
Arrivant à Ground Zero on est brusquement saisi à la gorge par l’émotion , à la vue de ces noms gravés, liste sans fin où nous pourrions nous trouver.. Les deux cratères reprenant strictement l’emprise des deux tours sont ceinturés par un large parapet métallique .. Nul besoin d’épitaphe mais seulement ce ruban de patronymes gravés dans la pierre .. On hésite à s’appuyer, à s’approcher.. On découvre alors la cavité, le gigantisme de l’ouvrage en creux, l’image de l’effondrement. L’eau qui jaillit en rideau du parapet-même remplit à débit régulier et continu tout l’espace, avant d’être aspirée par une béance sans fin, au centre des cratères, image de la disparition ..
La puissance symbolique de cette figure absente — et pourtant tellement présente — des tours, la représentation de l’inéluctable de la disparition, témoignent de cette évidence, ressentie par tous : nous ne pouvons penser le vide, nous ne pouvons que l’éprouver.
Chute. Vol. Expérience ultime. Rupture.
Je ne voudrai jamais connaître l’odeur sèche de la chute, étouffante, sourde.
Plus de voix. La chute est silencieuse.
Les yeux seuls parlent et disent, muets : vide, tu m’emportes, sans plus me donner prise, tu me prends ma vie ..
Clore un texte par un blanc sidéral ou par la nuit noire d’un ciel profond.
Comme une chute.
Vincent Defos du Rau